Le récit du Barde III : la communauté

La chose qui m’a conduit à partir en Europe Centrale était principalement l’absence d’emprise sur le monde réel. Le fait d’avoir l’impression d’être dans l’impasse, dans un pays surpeuplé où tout a été acheté par les plus riches et où plus rien n’est accessible, car même les pauvres sans revenu sont ruinés par les coûts minimaux de l’assurance-maladie, de la redevance TV et surtout des loyers. Un conseil, si vous venez vivre en Suisse, n’essayez pas de vous poser la question de combien cela vous coûte de respirer une bouffée d’air dans le pays: cela vous couperait le souffle. L’impression d’être plus bas qu’un migrant économique ou qu’un travailleur saisonnier dans l’échelle sociale, car ceux-ci acceptent un salaire de misère que nous autres Suisses n’accepterions pas, et donc, ce sont eux qui obtiennent l’emploi. En 2015-2016, nous étions en plein dans une période où l’actualité française était parée d’un voile noir : l’attentat de Charlie Hebdo, la tuerie du Bataclan, celle du métro de Bruxelles, et bien d’autres faits divers déjà oubliés. N’importe quelle population encore saine d’esprit, consciente du réel, et responsable envers ses enfants, s’était mise à rejeter ces populations, et les gouvernements, notamment en Hongrie et peu après en Italie, commençaient à renforcer leurs frontières. Et pourtant chez nous, on en redemandait. Malgré plus de 25% d’étrangers dans le pays et proche de 50% dans les villes suisses, on en voulait à la pelle, du pauvre réfugié climatique pour faire plaisir aux gauchistes, ou du travailleur saisonnier sous-payé pour faire plaisir aux droitards. On vantait ces nouveaux venus de partout, dans les radios, dans la pub, dans les films; dans toute la communication on s’apitoyait sur leur sort. Les centres d’accueil poussaient comme des champignons, alors que les crèches, les écoles, les hôpitaux, les trains et les autoroutes étaient déjà saturées. On criait « à la menace de la montée de l’extrême-droite et des groupes radicaux », alors que huit ans plus tard en 2023, ces idées allaient devenir majoritaires en France (selon les sondages), et même dans plusieurs pays d’Europe, à tel point que même la gauche (au Danemark notamment) finit par tenir le même discours.

Mais en 2015, nous en étions encore loin. Je pensais que toute la Suisse était prise dans cette spirale tiers-mondiste, infantilisante, mettant en avant les médiocres et les assistés, mais en réalité, c’était surtout mon environnement immédiat qui me le faisait paraître : mon travail, uniquement disponible dans les grandes villes où la vie est chère, me forçait à vivre dans des quartiers peu reluisants (même s’il n’y a rien en Suisse qui ressemble aux zones de non-droit des banlieues françaises, il y a quand même des villes et des régions un peu malfamées, qui attirent un certain type de population peu recommandable). De plus, l’actualité française – les tueries et les attentats, l’impuissance ou l’absence de volonté à endiguer le phénomène, et l’opinion politique relativement similaire entre leur peuple et le mien – me faisait craindre l’arrivée prochaine de la vague d’insécurité, de camions fous, et de couteaux déséquilibrés sur nos montagnes romandes. Insécurité qui n’est pas encore arrivée à un tel niveau à l’heure où j’écris ces lignes : touchons du bois.

C’est dans ce contexte que je me suis rapproché de deux groupes qui, on ne va pas se le cacher, n’étaient pas les amis des progressistes : le premier était un groupe suisse – nous l’appellerons ici l’Alpe Suisse – qui organisait des sorties culturelles, des conférences, de la réédition de livres, et d’autres types d’actions un peu plus marquantes liées à des référendums et des élections en cours ; le second groupe était un forum en ligne francophone plus international, au départ uniquement actif sur Internet, qui rassemblait plutôt les déçus de la politique. Nous l’appellerons ici le Village Gaulois. Le forum du Village Gaulois s’était créé autour du public de plusieurs « youtubeurs » qui proposaient – enfin, pour une fois! – des solutions concrètes à destination des « méchants hommes Blancs » – machos, colonisateurs, patriarches toxiques, et tout ce qu’on veut – délaissés par une société progressiste qui ne veut plus d’eux. L’expatriation vers des sociétés encore traditionnelles en Europe Centrale et en Europe de l’Est était l’une des solutions proposées, je reviendrai sur ce point après. Il y avait peu de Suisses sur le forum du Village Gaulois, mais il y en avait suffisamment pour qu’on ait pu se voir à trois ou quatre, et faire des randonnées ou des sorties en raquette de temps en temps.

Encore une fois, je vais éviter de donner le vrai nom de ces groupes, car ils ont eu leur lot de stigmatisations, généralement par les journalistes, qui ne correspondent ni à la réalité, ni à mes réelles opinions ; mais aussi – ce fut notamment le cas dans le Village Gaulois – parce que des individus instables, ou des types poussés à bout qui ont pété les plombs, ont fini en prison ou fortement amendés pour avoir donné leur opinion en public sur quelle catégorie de gens étaient bons et quelle catégorie devait disparaître ; or, pas de chance, selon la loi française leur opinion n’était pas une opinion mais un délit (il s’agissait de deux ou trois personnes parmi plusieurs milliers, que je n’ai pas connus). Alors, autant je suis pour une liberté d’expression totale à l’américaine et pour que tout puisse être dit sans circonvolutions afin de pouvoir identifier et résoudre les différends avec une compréhension claire de la situation ; autant j’ai toujours pensé que, dans un environnement donné, si des individus tombent dans des spirales négatives au point de finir francs-fous et de se lancer dans des joutes suicidaires, c’est que l’ensemble de l’environnement est malsain et qu’il faut en changer. En outre, le forum initial que j’ai nommé le Village Gaulois n’existe plus, et le groupe que j’ai nommé l’Alpe Suisse n’est a priori quasiment plus actif, raisons de plus de ne pas en parler.

Aujourd’hui, les continuations de ces groupes existent toujours dans l’underground; ils ont été amputés de leurs éléments nocifs et sont devenus des groupes de discussion et d’entraide de haute qualité ; ils accueillent de nouveaux membres par le bouche à oreille ou au gré des rencontres, et se voient régulièrement. Il y a désormais des familles, des enfants. Il existe désormais de petits Villages Gaulois dans plein de pays d’Europe, qui font office de groupes de discussion francophone sans sujets tabous ni hypocrisie. Ceux qui m’ont connu dans ces groupes et qui se reconnaissent en lisant ces lignes, je vous salue cordialement. L’existence de l’Alpe Suisse et du Village Gaulois et les événements que nous avons pu faire ont été vitaux pour la santé mentale de nombreux compatriotes.