Le récit du Barde IV : l’exil

Lors des discussions, apéros, soirées au refuge et autres événements que nous faisions, j’ai eu l’occasion de rentrer en contact avec des expatriés. J’avais planifié mon premier séjour en Hongrie en mai 2017, mais un concert de metal d’anthologie m’a amené à Kiev avec deux potes, fin 2016. Nous avions perdus nos bagages à cause d’une erreur de l’aéroport de Genève, nous étions « en slip » pendant 3 jours sur place, mais passons… Sur place, j’ai rencontré deux camarades expatriés de la France vers l’Ukraine (j’utilise le terme camarade pour définir quelqu’un qui n’est pas forcément un ami proche, mais qui partage les mêmes buts dans la vie et qui a les mêmes références que nous). On va dire que les deux camarades se nommaient Nikolaï et Ludwig. Ceux-ci n’étaient pas présents au concert; en fait, Ludwig tenait un journal public sur Internet décrivant sa vie sur place et je les avais contactés.

Ce duo de francophones me vantaient les mérites d’un pays fier, de culture et de population homogène, n’ayant pas le syndrome de l’auto-détestation liée par exemple à un passé militaire ou colonial, ou à une politique de type terre d’asile. Ils appréciaient la sécurité des rues ; il faut dire que Nikolaï et Ludwig venaient des pires banlieues de Paris, et qu’à l’école ils étaient souvent les seuls Français de leur classe. Ils vantaient les mérites de l’expatriation – l’exil, ou l’évasion, disaient-ils plus volontiers – à condition de garder un travail à distance pour une entreprise située dans un pays de l’Ouest, les salaires ukrainiens étant trop misérables. D’ailleurs, c’est ainsi que vivait une certaine classe moyenne dans le pays: en travaillant comme saisonnier à l’étranger une partie de l’année et en se construisant une belle demeure au pays avec le salaire ainsi gagné. Bien entendu, les femmes, c’était leur argument n°1 à Nikolaï et Ludwig pour venir : elles étaient belles, pas féministes, et orientées famille ! En dehors du problème de l’immigration, l’hiver démographique de l’Europe les inquiétait : sans remonter notre indice de fécondité à 2, nos peuples disparaîtraient rapidement, il nous appartient donc d’en faire 7 ou 8. Alors, Nikolaï et Ludwig priaient tous les hommes qui se sont mordus les dents sur « les Magalie de l’Ouest qui ne veulent pas d’enfants, et qui ne savent cuisiner que des pâtes au ketchup » de partir illico vers l’Est, d’acheter un bien immobilier dans une région reculée et préservée, et de venir y vivoter « en mode mennonite », en travaillant à distance pour l’Ouest ou en « grattant le chômage ». Il y a une vie après la France, disait-on dans le milieu. Eux-mêmes étaient déjà en couple avec une Natacha et une Svetlana, et prévoyaient d’avoir des enfants le plus vite possible. Vous l’imaginez bien, le projet de Nikolaï et Ludwig a échoué après quelques années, et je n’ai plus eu de nouvelles d’eux : non seulement parce que même dans ces pays, on ne peut pas vivre décemment avec les aides sociales de France, mais aussi à cause de problèmes liées à leur installation en milieu rural : les Ukrainiennes refusent d’aller s’y installer, et il y a beaucoup d’arnaques dans le « Far-East ». Et bien entendu, la guerre qui démarra en 2022 a fait repartir tout ce petit monde vers la France, avec femme et enfants sur les bras.

Peu à peu, mon projet d’exil se précisait. J’avais rencontré des dizaines de nouvelles têtes. Parmi ces gens, des originaux comme ce duo de français en Ukraine, avec des projets quasi religieux de vie en autarcie. Mais aussi des pères de famille ou des jeunes couples travailleurs, qui avaient des opportunités d’être mutés dans des entreprises à l’Est, et qui visaient les capitales: Prague, Budapest, Varsovie, Bucarest ou même Sofia. Je n’entrais dans aucune des deux catégories, à vrai-dire, mais l’idée d’aller vivre dans un pays où la qualité de vie était meilleure, les services moins coûteux, les rapports humains moins compliqués, et l’immobilier plus accessible, cela faisait son chemin en moi. Je n’avais plus d’amis en Suisse et je ne sortais plus, alors que sur Internet, apparaissait une communauté entière de braves types déterminés. Une aventure commençait. Et pour moi, Budapest était l’endroit où être à ce moment-là. La culture musicale de la Hongrie, la facilité administrative pour s’y installer, et la proximité malgré tout avec la Suisse (trajet faisable en onze heures de train) m’attiraient vers ce pays. En plus, comme je me voyais cerné par l’ennemi, à l’affût de la moindre parole politiquement incorrecte sortant de ma bouche, je me disais: « Tiens, Lucius, le hongrois est une langue difficile, qui fait mal aux yeux, mais ça peut toujours être utile de maîtriser une langue secrète que personne ne comprend. Juste au cas où. On ne sait jamais. »

C’est ainsi que je suis parti en 2018, chargé de quatre valises, vers les terres promises du bassin de Pannonie.